histoire
et philosophie du caodaisme (5)
GABRIEL
GOBRON
A
l'entrée du temple, le Hô-Phap fut reçu par le
chef de la Mission, entouré du clergé local. Il fut
conduit vers une estrade d'honneur placée en retrait
du porche et sur laquelle il se tenait debout durant
la cérémonie, armé de son bâton de Maréchal dont la
vue effrayé les esprits malfaisants et les éloigner
des lieux sacrés.
La
fumée des baguettes d'encens piquées dans des vases
de cendres montait comme un rideau devant le Globe
Symbolique et les divinités.
Les
religieux, drapés dans leurs toges rouges, bleues
ou jaunes ; les adeptes, revêtus de leurs robes blanches,
s'agenouillaient sur les nattes en ligne de file et
occupaient la nef centrale et les nefs latérales du
temple.
Par
intervalles, des hérauts annonçaient à haute voix
les diverses phases de la cérémonie. "
La
fête terminée, le Hô-Phap fut reconduit avec le même
cérémonial à sa maison de repos. Il eut alors une
rapide interview avec la Dépêche : " Le
Hô-Phap Pham Công Tac est un fin lettré ; il parle
et écrit admirablement le français. Il lisait la
Dépêche quand nous fûmes introduit dans le salon
par le chef du diocèse. Immédiatement, il se leva,
nous tendit la main comme un gentleman et, le sourire
aux lèvres, nous montra un fauteuil.
Redoutant
le supplice d'une longue interview, il commença par
nous faire savoir qu'il était un fidèle lecteur de
notre journal et qu'il s'intéressait particulièrement
à son édition cambodgienne parce qu'il avait en terre
khmère plus de quarante mille de ses coreligionnaires.
Pour
lui, le Caodaïsme est une religion qui puise sa force
dans la concorde et la paix sociales. La bienveillante
hospitalité que les caodaïstes annamites ont trouvée
au Cambodge le touchait profondément. Il souhaitait
de tout cœur que ses compatriotes sussent, à cet égard,
témoigner leur profonde gratitude vis-à-vis des autorités
locales en continuant à travailler, ici comme ailleurs,
dans le respect des lois et coutumes du pays.
Il
manifesta cependant son étonnement de voir que des
ordres, mal interprétés sans doute, aient été donnés,
à l'occasion de ces fêtes, afin d'écarter les sujets
de S. M. Monivong des réjouissances populaires données
dans l'enceinte du temple caodaïste...
...
Mgr Thuong Chu Thanh, chef de la Mission étrangère,
en résidence à Phnom-Penh, prit le premier la parole.
Il
annonça d'abord le décès de Mme Lâm Ngoc Thanh, une
grande dignitaire du Bouddhisme rénové, qui venait
de s'éteindre à Vung-liêm et demanda à l'assistance
une minute de recueillement.
Il
fit ensuite l'éloge des fondateurs du Caodaïsme en
Cochinchine en insistant tout particulièrement sur
les mérites de feu le Pape Lê Van Trung et de cet
autre dignitaire qu'était le regretté Cao Quynh Cu.
Puis,
après avoir fait l'historique de la nouvelle religion
au Cambodge, l'orateur informa l'assistance que la
cérémonie de l'inauguration du temple de Phnom-Penh
coïncidait avec l'anniversaire de la mort de Victor
Hugo, le chef spirituel de la Mission étrangère du
Caodaïsme.
Trois
autres discours prononcés en cantonais, en triêu-châu
et en cambodgien, reproduisaient à peu près les termes
de l'allocution de M. Thuong Chu Thanh.
...
L'après-midi, à 16 h. 30, eut lieu dans l'enceinte
du Monastère de la procession des personnages divinisés.
Précédé
d'une licorne et suivi d'un dragon, le cortège groupait
dans l'ordre le char du Bouddha Di-Lac, l'idole au
large sourire, impassible en son bonheur nirvanien,
l'autel du Pape Lê Van Trung, le portrait de Victor
Hugo, la statue de Jeanne d'Arc, le portrait de Cao
Quynh Cu, celui de Sun Yat Sen, le fondateur de la
République chinoise, et, enfin, le grand char de la
Montagne sacrée sur laquelle trônait le grand Sage
Ly Thai Bach ayant à sa droite la déesse Quan-Âm et
à sa gauche le guerrier Quan-Công.
Au
pied de cette montagne, feu le Pape Lê Van Trung bénissait
la foule.
Le
cortège, précédé, accompagné et suivi d'orchestres
bruyants, fit trois fois le tour du temple en passant
devant la tribune où avaient pris place le Hô-Phap,
les personnages de sa suite et les dignitaires de
la religion.
Dans
une partie de cette tribune, nous remarquâmes de nombreuses
femmes chinoises nouvellement converties et drapée
de manteaux blancs comme les Annamites, avec les attributs
et les insignes de leur grade. "
En
France, le Fraterniste, au Cambodge, la
Vérité ( 20-10-37 ) publièrent cette impression
d'ensemble:
"
Les illustrations des journaux, les clichés que j'ai
sous les yeux, montrent l'éclat inaccoutumé des fêtes
qui eurent lieu sous la présidence du Supérieur. Des
milliers d'adeptes étaient accourus de toutes parts
: quinze, vingt, vingt-cinq mille ? Il est difficile
d'apprécier de telles foules asiatiques. Des discours
ont été prononcés et radiodiffusés : Par " Charles
", chef de la Mission étrangère ; par "
François ", cheville ouvrière du mouvement. Ces
discours reflètent un certain nombre d'idées qui me
paraissent intéressantes à noter.
Le
patronage de l'Esprit Victor Hugo suffirait à souligner
le caractère éminemment spirite du Caodaïsme dont
le Supérieur actuel fut chef de l'école des Médiums
à Tây-ninh ( Cochinchine ).
L'alliance
spirituelle des religions de l'Orient et des religions
de l'Occident s'y affirme à chaque part, à chaque
instant, puisque les pagodes caodaïstes sont ouvertes
à la vénération du Christ, du Bouddha, de Lao-Tseu,
de Confucius, de Mahomet, et de tous les Messagers
de Dieu sur la terre, qu'ils soient spirites ( Victor
Hugo, Camille Flammarion ) ou bienfaiteurs de l'humanité.
A
l'heure où certains s'emploient à coller sur toutes
choses des étiquettes pour diviser les hommes et semer
les haines, il paraît utile d'encourager ce mouvement
de réconciliation, d'union, d'universalité. A l'heure
où certains reprennent les formules exclusives et
les anathèmes d'antan : " Vous ne pouvez être
sauvés qu'ici ", il semble bon de répéter, même
aux sourds, que c'en est à jamais fini avec ces pitoyables
jeus d'étiquettes : Ce qui importe seul, ce ne sont
pas les credos, mais les actes. Allan Kardec l'a lumineusement
exprimé : Hors la charité, pas de salut.
L'esprit
pacifique et pacifiste du Caodaïsme mérite également
d'être approuvé. Les disciples de Cao-Dài ( l'Être
Suprême ) sont hostiles aux distinctions de peuples,
de races, de religions, de couleurs, et veulent une
réconciliation des gouvernements et la fin des guerres,
lesquelles sont toujours déclarées par les gouvernements.
Face à l'Occident, les caodaïstes crient : Nous sommes
pour la paix. Fraternité des hommes, amitié des peuples,
collaboration des races. Nous voilà loin de la politique
barbare des États totalitaires, de la peste
noire, brune ou rouge, et des aventuriers soudoyés
qui, en chaque pays, cherchent à singer les nouveaux
Badinguet.
Admirable
synthèse spiritualiste on le voit, où même l'incroyant
trouve son pain spirituel, puisqu'il peut, dans la
pagode caodaïste, demander les règles de conduite
au philosophe Confucius ou au sage Lao-Tseu. A personne,
en vérité, le temple de Cao-Dài ne refuse ses trésors
spirituels. Que nous sommes loin de nos colleurs d'étiquettes,
de nos petites chapelles, de nos petits clans de préfectures
et de sous-préfectures attardées, mortes poussières.
"
L'horaire
permet de se rendre compte de l'importance de ces
trois jours de fêtes :
Programme
du 21 mai 1937.
Matin
:
5
h. 15 : Rassemblement des dignitaires et adeptes au
temple.
5
h. 30 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap dans le temple.
6
h. 00 : Grande cérémonie rituelle et sanctification
du Globe Symbolique.
9
h. 00 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap sur l'esplanade
des dignitaires et présentation du Corps sacerdotal.
9
h. 30 : Chants et prières des enfants de chœur ;
Discours
d'ouverture en annamite par Mgr Thuong Chu Thanh,
Giao-Su, chef de la Mission étrangère ;
Discours
en chinois et cambodgien ;
11
h. 30 : Prières ( au micro ) pour souhaiter la concorde
et la paix mondiales.
12
h. 00 : Cérémonie rituelle et prières pour les morts.
Soir
:
16
h. 00 : Rassemblement des dignitaires sur l'esplanade.
16
h. 30 : Procession du portrait de Victor Hugo autour
du temple pour le déposer ensuite sur l'esplanade
" Bach-Vân ".
17
h. 30 : Cérémonie rituelle et prières des enfants
de chœur ;
Conférences
en cambodgien par Chanh-Tri-Su Pham Van Châu ;
Conférences
en annamite par Giao-Su Huong Phung ( Mme Trân Kim
Phung ), Tiêp-Dao Cao Duc Trong et Khai-Phap Trân
Duy Nghia.
Allocution
en français par le chef de la Mission étrangère.
23
h. 00 : Grande cérémonie anniversaire de Victor Hugo,
chef spirituel de la Mission étrangère du Caodaïsme.
Programme
du 22 mai.
Matin
:
5
h. 00 : Cérémonie rituelle.
8
h. 00 : Prières pour le repos des morts et pour souhaiter
la concorde et la paix mondiales.
11h.
00 : Cérémonie rituelle.
16
h. 00 : Rassemblement des Dignitaires sur l'esplanade.
16
h. 15 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap sur l'esplanade.
17
h. 00 : Réception des Autorités françaises et autochtones,
des représentants de la presse et des invités.
17
h. 15 : Prières par des enfants de chœur en l'honneur
de la religion ;
Discours
d'inauguration du temple caodaïste par le chef adjoint
de la Mission étrangère ( au micro ).
18
h. 00 : Visite du temple par les autorités et tous
les assistants.
18
h. 15 : Signature au Livre d'Or.
18
h. 30 : Thé d'honneur.
20
h. 00 : Discours de Sa Sainteté Hô-Phap ( M. Pham
Công Tac ) ( Au Micro ) ;
Conférences
religieuses par Mgr Thuong Chu Thanh ;
Autres
conférences religieuses.
23
h. 00 : Cérémonie rituelle.
Programme
du 23 mai.
Matin
:
5
h. 00 : Cérémonie rituelle.
6
h. 00 : Rassemblement des Chars décorés, Tablettes
votives, Dragons, Licornes, Musique, etc... sur le
boulevard Pierre Pasquier, en face du temple caodaïste.
6
h. 45 : Départ du cortège et procession en ville.
11h.
00 : Cérémonie rituelle.
16
h. 00 : Rassemblement des Dignitaires sur l'esplanade.
16
h. 30 : Attribution des prix aux chars décorés, dragons,
licornes, tablettes votives, musique.
17
h. 00 : Chants des enfants de chœur en l'honneur de
la Religion, avec la musique ; Cérémonie rituelle.
18
h. 00 : Conférences religieuses par divers dignitaires
; Discours de fermeture par Tiêp-Thê Lê Thê Vinh.
22
h. 00 : Prières en chœur pour le repos des morts et
pour souhaiter la concorde et la paix mondiales.
23
h. 00 : Grande cérémonie du 15è jour du 4è mois de
l'année Dinh-Suu.
M.
Ch. Bellan, ancien résident de France au Cambodge,
de Paris envoyait ( 1-9-37 ) son impression générale
:
"
J'ai lu avec le plus grand intérêt les documents que
vous m'avez envoyés, concernant l'inauguration du
temple caodaïste de Phnom-Penh. Je les ai communiqués
à quelques amis et personnalités s'intéressant à ce
mouvement tendant à l'unification des religions et
à la fraternité universelle.
Au
cours des temps, ces oppositions de religions diverses
ont fait couler des fleuves de sang, et il serait
à souhaiter qu'une compréhension mutuelle s'imposât
pour le bonheur de l'humanité.
Les
progrès de la science suppriment de plus en plus les
distances, mais si les peuples se connaissent un peu
mieux qu'autrefois, il n'en est pas moins vrai qu'ils
sont souvent trompés par de mauvais bergers et qu'il
subsiste, hélas ! de ce fait, encore pas mal de malentendus
entre eux.
Si
le Caodaïsme se répandait, on pourrait espérer une
ère de paix et de tranquillité, sinon de bonheur,
celui-ci n'étant pas de ce monde. C'est pourquoi,
chacun doit creuser son sillon en ce sens. Pour ma
part, je suis vraiment très heureux de savoir que
les odieuses persécutions, dont les caodaïstes avaient
été les victimes, ont pris fin.
On
ne pourrait donc, l'effort de chacun aidant, empêcher
la diffusion d'une doctrine qui pourrait, comme l'a
prêché le Bouddha - ce n'est pas la haine, mais l'amour
qui unit les cœurs - faire régner le calme sur la
surface de cette terre, encore si troublée.
Mes
bien fraternelles amitiés. "
Signé
: Charles BELLAN.
SI
L'ISLAM EST EXCLU DU CAODAISME ?
On
a pu voir, à la fête d'inauguration du temple de Phnom-Penh
que l'Islam, sans être l'objet d'une vénération spéciale
dans les milieux caodaïstes, est loin d'être frappé
d'ostracisme.
Il
y aurait peut-être une faute à éloigner l'Islam du
Caodaïsme :
1°
A cause de la proximité d'un foyer musulman très
actif : celui de l'Inde ( pour ne pas parler de
celui de l'Insulinde ) ;
2°
A cause de l'importance du foyer musulman en Afrique
: renaissance religieuse des Oulémas en Algérie
; influence de la rénovation musulmane d'Égypte
sur l'Islam nord-africain ; réveil général du panislamisme
dans le monde ; progrès incessants de la religion
de Mahomet en Afrique noire, etc...
L'Islam,
dans les colonies françaises, ne comprend pas seulement
les terres d'Afrique du Nord, la Syrie, le Liban,
mais s'étend sur une grande partie de nos possessions
d'outre-mer.
En
effet, dans toute l'Afrique, à Madagascar, aux Indes,
sans oublier l'Indochine, avec les Chams, la religion
musulmane a des adeptes.
C'est
en Afrique noire que l'Islam est le plus répandu.
Si à la Côte des Somalis leur nombre n'est que de
soixante-dix mille, aux Indes dix-huit mille, en Indochine
quatre-vingt mille, il est, en A.E.F., au Togo et
au Cameroun, de un million deux cent mille et, en
A.O.F, de plus de six millions.
L'Islam
dans nos colonies a donc un caractère africain. Il
s'est répandu soit par infiltration pacifiques,
soit par expéditions violentes. L'histoire de ses
progrès et des résistances auxquelles il s'est heurté
explique sa répartition géographique.
Une
des plus importantes régions qui s'étend de l'Atlantique
à l'Éthiopie occidentale et des déserts saharien
et libyen au 10° degré de latitude nord. Il englobe
à l'ouest les bassins du Sénégal, de la Gambie, de
la Haute-Volta, du Moyen Niger et, au centre, le bassin
du lac Tchad.
J'avoue
d'ailleurs que les conceptions exprimées ici sur l'Islam
sont plutôt le reflet de ma personnalité d'Algérien
( six ans de fraternité profonde en terre musulmane
: Sidi-Bel-Abbès, Tlemcen, Oran, Alger ) que le désir
calculé du Sacerdoce caodaïste, lequel, à l'origine
de la nouvelle religion, avait peu pensé au mahometisme,
il faut bien le dire. Cette rallonge à la table spirituelle
est plutôt un souhait personnel qu'une conception
mûrie par le Supérieur et les Dignitaires caodaïstes.
Ceci pour la vérité des choses et la franchise des
attitudes et des responsabilités.
A
voir la " pouillerie musulmane " en Algérie,
par exemple, on a l'impression d'une religion finie,
principalement si l'on songe à la splendeur de la
Civilisation arabe à une époque où l'Occident était
encore plongé dans les ténèbres et dans la boue. Mais
il faut se rappeler que l'Islam est déjà en soi une
synthèse religieuse ( judaïsme, christianisme, zoroastrisme
) où l'on vénère non pas seulement Mahomet, comme
le croit l'ignorant, mais Moïse, Jésus, Zoroastre,
et les grands Prophètes, que le soufisme est essentiellement
musulman malgré les aspects occidentaux, modernes,
universels, qu'il prend et sait prendre à l'occasion,
pour ne pas faire fi de cette puissance dynamique
qui est en lui. Non seulement les oulémas sont
actuellement occupés à " travailler " le
levain islamique et à faire lever la pâte, mais d'innombrables
cas isolés prouvent une incroyable fermentation dans
une religion que l'on peut croire épuisée, porte,
finie.
Voilà
pourquoi, personnellement, j'aurais un certain déplaisir
à voir le Supérieur et le Sacerdoce caodaïste éloigner
l'Islam de leur communauté religieuse.
Je
citerai le cas du Cheikh Ben Aliona(1) comme exemple
des possibilités spirituelles de l'Islam : Jusque
vers quarante ans, cordonnier à Mostaganem, il prend
rang de Prophète de l'Islam, alors qu'il est seulement
décédé en 1934.
Il
fonda une confrérie mystique très fréquentée, branche
évoluée de l'école de soufisme Chadeliya-Darquaoua,
une des plus élevées. Par le soufisme, il connut l'ésotérisme
( doctrine secrète ) de l'Islam et, par ce dernier,
la tendance à la superreligion ( mosaïsme + zoroastrisme
+ christianisme + mahométisme... ) qui sommeille dans
le cœur de tout croyant musulman. Les révélations
successives se complètent, car toutes sont reliées
par l'unité d'inspiration surhumaine : " Les
Prophètes, fusent-ils dix mille, dit l'aphorisme soufi
courant, ne sont qu'un seul, rayons multiples du même
feu. "
Sidi
Ben Aliona a entendu tous les reproches subi toutes
les critiques. C'est l'histoire de tous les religieux,
de tous les mouvements religieux. La médiocrité et
la vulgarité les assaillent et les encerclent de toutes
parts. A l'Islam fermé et figé dans son ésotérisme,
le Cheikh a opposé un Islam ouvert, en évolution,
sollicitant l'avenir au lieu de gémir sur le passé.
C'est vers 1912 qu'il a commencé sa mission d'Imam,
c'est-à-dire de faqir ( pauvre ) à la tariqa,
voie mystique le menant vers Dieu, de chef, d'instructeur
non différent des Grands Saints du passé islamique
: " Moi dans ma vallée, toi dans la tienne ",
dit-on en arabe.
La
perfection peut être atteinte selon les tempéraments,
les races, les climats, par le Yogisme, le Taoïsme,
les exercices spirituels de saint Ignace de Loyola,
par ceux des tarouq soufies musulmanes. Les
formes varient ; l'Esprit est le même, toujours.
Les
doctrines de Ben Aliona ? Unité de Dieu ( le monde
temporel n'est qu'un ensemble de voiles, " barzakh
", nous cachant le monde réel : l'Infini... )
Univers émané de Dieu ( à l'inverse du Coran créationniste
pour la masse des foqara, croyants ordinaires,
le sirr ( caché ) est réservé à certains disciples
capables de saisir le bathen ( sens occulte
) ; émanatisme s'accordant avec l'impertinentisme
( qui pourrait connaître son proprium, connaîtrait
Dieu ; qui le scrute avec attention, s'approche de
Dieu ) ; doctrine de l'immanence n'excluant pas la
transcendance ; ichraq ou illumination dont
se réclament tous les grands hommes musulmans : Avicenne,
Ghazali ou Ibn Thofaîl, mais sans démarcation nette
entre l'affectivité et l'intellectualisme, ces compartiments
psychologiques artificiels des Universités d'Occident,
dont avec le qelb aqel ( cœur intellectuel
), etc., etc...
Le
Cheikh de Mostaganem, mystique moderne, tenta d'orienter
par la sublimation spirituelle, une partie de l'Islam
vers plus de lumière et de fraternité réelle ( Zohar
des Juifs, Ennéades de Plotin, etc. ) :
La baraka ( bénédiction du cheikh
), la selsela ( chaîne de transmission des
facultés mystiques chez les marabouts ), les adjazat
( diplômes décernés aux foqara instruits
) ne sont que des jalons, relativement faciles à poser,
sur la Voie de l'Illumination où l'on doit d'abord
arriver à la " Réalisation de la Présence ".
C'est parce que le cordonnier alla plus loin et plus
haut qu'on le traita d'hypnotiseur et de professeur
de sciences occultes, l'illumination substantiellement
la même, se différenciant pourtant avec chaque mystique.
Ben Aliona utilisait le ferq et le djam,
concentration et expansion, deux moments du rythme
psychologique des soufis, la répétition du zikr
sur le chapelet, dans la fameuse klelona, cellule
paisible, demi-obscure, propre aux intuitions et aux
visions, aux images visuelles et auditives, voix et
lumières ineffables.
En
ses zaonias de Mostaganem, Saint-Eugène, Alger,
couvents-hôtelleries gratuits, Ben Aliona vivait pauvrement,
n'exigeant du visiteur qu'un travail, une œuvre utile
dans le monastère, à son passage, pour prix de son
hospitalité. Il prêchait la fraternité religieuse,
était très estimé de prêtres catholiques, éteignit
des rekba (vengeances de familles en Kabylie
). Panislamique spirituel, l'alaonisme recommande
l'accord avec les Européens : De l'Égypte au
Maroc, Ben Aliona a touché cent cinquante mille, peut-être
deux cent mille croyants seulement. Mais dans une
région où l'Islam est signalé comme particulièrement
stagnant, cette évolution, même limitée, constitue
un exemple significatif. D'autres, en effet, sur des
bases plus puissantes, reprendront quelque jour œuvre
et, comme le Mystique de Mostaganem, développeront
la coopération entre musulmans et chrétiens, la cordialité
même entre mahométans et juifs ( remplis d'aversion
et de méfiance en pays d'Islam ). Ben Aliona, les
regards tournés vers les Ahmadiya de l'Inde, réprouvait
la Djehad ou guerre sainte. Comme eux, il admettait
une interprétation plus intelligente et plus fraternelle
du Coran, désirant comme les Dahaia une religion
en progrès incessant, se débarrassant de ses articles
périmés, de ses scories du passé. Et cela, malgré
la misère physiologique des masses indigènes exploitées
par les roumi.
Le
Cheikh était presque végétarien, ne consentant jamais
qu'au sacrifice des animaux les moins conscients.
Il étendait sa charité à toutes les créatures. Quelque
chose en lui d'un saint François d'Assise. Il a initié
des chrétiens ( une vingtaine en France et en Algérie
), sans les contraindre à adhérer formellement à l'Islam,
suivant en ceci l'exemple d'un des plus grands soufis
du monde : Khodja Hassan Nizami, pir ou mourchid
des Chicchtiya de l'Inde, qui compte des disciples
brahmanistes.
Constatation
universelle : Arrivés à une certaine hauteur spirituelle,
les religieux exceptionnels sont au-dessus des religions
du vulgaire, et reconnaissent comme " Amis de
Dieu " tous les hommes sincères et de bonne volonté
et fraternisent avec eux : Kherreddin, de Tunis, a
initié des chrétiens tunisiens. D'autres soufis ont
fait de même, notamment Inayat Khan.
En
somme, Ben Aliona fut l'éclosion très rare d'un saint
musulman à notre époque même, un des derniers grands
maîtres sofis : Sa mission fut de tolérence totale,
de paix, de charité, d'aimante et dévouée fraternité.
Il a tenté de faire revivre l'époque des mystiques
islamiques des siècles brillants, mais en se tenant
plus près des masses, en se montrant plus familier
et plus souple. Il a prêché la conciliation des contraires,
dit encore le Dr Probst-Biraben qui l'a connu d'assez
près et a rencontré quantité de ses amis et disciples.
Il a réussi dans un milieu restreint, ce qui suffit
à prouver que la ferveur du vieil Islam n'est pas
morte et qu'elle peut s'exercer encore dans des voies
plus larges, malgré les déplorables abus et excès
d'un colonialisme matérialiste et exaspérant.
L'humble
et sublime cordonnier de Mostaganem a entraîné ses
disciples hors de l'esclavage de l'argent, du luxe,
des honneurs, de l'orgueil et de la haine. Par Bergson,
par les Ahmadiya, par les Bahaia, il a prouvé les
forces ignorées, les possibilités d'évolution et de
progrès d'un Islam que certains jugent mort à jamais
en cette pauvre terre musulmane.
Le
Caodaïsme a-t-il le droit de rejeter l'Islam de sa
" fraternité " devant de tels exemples ?
SUITE
A NOTRE DOULEUR
D'une
étude faite par notre Frère Lê Van Bay, nous détachons
quelques renseignements sur les dissidents, les frères
ennemis, hélas ! Le Phu Chiêu, n'ayant pas triomphé
de l'épreuve qui lui fut imposée, l'esprit se nommant
Cao-Dài demanda aux médiums d'aller trouver M. Lê
Van Trung, membre du Conseil du Gouvernement, lequel
reçut le titre de " Cardinal de la Branche Taoïste
". Le Caodaïsme était né. Mais le Phu Chiêu,
d'abord à l'écart, fonda à Cân-tho une secte se réclamant
de Cao-Dài et du spiritisme, érigea un temple où il
eut plusieurs centaines d'adeptes. Le Phu Chiêu mourut
en 1932 et depuis cette association religieuse végète.
Après
que Lê Van Trung eut crée un temple caodaïste à Cho-lon,
les adeptes de Sài-gon obtinrent la fondation d'un
oratoire à Câu-kho. Mais, au bout d'un certain temps,
les caodaïstes de Câu-kho se détachèrent du Saint-Siège
et formèrent la deuxième secte dissidente. Quelques
efforts de propagande au centre de l'Annam ( 1930-32
) avec le concours du Cardinal de la Branche Confucéenne.
L'importance de ces dissidents se réduit à quelques
cents à Sài-gon et autant en Annam.
En
1934, Câu-kho devint le centre d'une autre secte qui
peut être appelée en français l' " Union de toutes
les sectes caodaïstes ". Elle est présidée par
M. Nguyên Phan Long, ex-conseiller colonial, actuellement
rédacteur à la Dépêche de Sàigon. Le Saint-Siège
de Tây-ninh semble reprocher à ces dissidents leur
opportunisme politique et a refusé pour cela tout
rapprochement.
En
1930, une autre secte : " la Religion de la Vraie
Vérité " ( sic ) s'est créée à My-tho avec M.
Nguyên Van Ca, délégué administratif hors classe,
qui se fit appeler " Cardinal Législatif ",
après avoir exercé au Saint-Siège de Tây-ninh, de
1927 à 1930, les fonctions de Chef des Dignitaires
et d'Administrateur de la Religion en Cochinchine.
En 1930, il s'installa à My-tho, dans le temple déjà
construit sur sa propriété, qu'il baptisa de "
Saint-Siège du Milieu ". Appuyé par M. Krautheimer,
alors Gouverneur de la Cochinchine, il se consacra
à la propagande et fit de nombreux adeptes, surtout
dans l'ouest de la Cochinchine. Grâce à son frère
plus jeune ( bien en cour chez M. Krautheimer ), adversaire
acharné de Lê Van Trung, le " Milieu " recruta.
J'ai
été personnellement en relations fraternelles avec
M. Nguyên Van Ca, à une époque où je ne voulais pour
rien au monde me mêler à ces discussions, sachant
trop bien que tous ces schismes, toutes ces vanités
et ces glorioles, toute cette poussière de sectes
et de sous-sectes, valaient au Caodaïsme, et non sans
raison ! le plus profond mépris des autorités, trop
portées à ne voir dans ce débordement insensé d'orgueil
que la manifestation certaine d'un ramassis de charlatans
ou d'ambitieux. J'ignorais alors que la rivalité entre
Lê Van Trung et Nguyên Van Ca remontait assez loin
dans le temps :
"
Vers 1895, Nguyên Van Ca faisait sa cinquième année
au collège d'Adran, à Sài-gon, tandis que Lê Van Trung,
moins âgé que Ca de cinq ans, était à la troisième
année au collège Chasseloup-Laubat, également à Sài-gon.
"
Le collège d'Adran, dirigé par les Frères chrétiens
et subventionné par le Gouvernement, devait être supprimé.
On fit subir un examen commun aux élèves des quatrième
et cinquième années du collège d'Adran et à ceux de
la troisième année du collège Chasseloup-Laubat (
qui n'était fondé que depuis trois ans ).
(1)
Le Lotus Bleu. Paris 39, p. 89-106, Docteur Probst-Biraben.
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